BARCELONE + 10
l’immigration comme « risque
transnational » :analyse d’un paradoxe*
* Version
provisoire
Professeur Bichara Khader
CERMAC
Centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde arabe Contemporain
Département des Sciences de la PopulationEt du Développement
Université Catholique de Louvain
Place des doyens 1
1348 Louvain-la-neuve (Belgique)
Tél. 010/47.39.26 – 47.35.23 – 47.39.35
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Introduction
Le titre du troisième volet de la Déclaration de Barcelone
porte sur le « Partenariat dans les domaines social, culturel et humain :
Développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entre les
cultures et les échanges entre les sociétés civiles». Il compte 14
recommandations notamment le respect des cultures et des religions, le
développement des ressources humaines, l’importance du secteur de la santé et du
développement social, la contribution de la société civile, le renforcement de
la coopération décentralisée, la promotion des échanges entre jeunes et le
soutien à l’Etat de droit. Y figurent également 4 questions liées à
l’immigration illégale, au terrorisme, à la criminalité internationale, au
trafic des drogues. Ces risques « transnationaux » auraient du figurer dans
le premier pilier du Processus de Barcelone. Et c’est bien le premier
paradoxe. Sans doute pourrait-on alléguer du caractère transversal de ces
questions ou de la nature « en piliers » de l’Union Européenne depuis le traité
de Maastricht(1992).
Il n’empêche que cette inclusion laisse perplexe surtout quand on sait, comme on
le verra par la suite que ces questions ont donné lieu à une série de mesures
européennes concrètes qui attestent leur « centralité » dans les préoccupations
européennes et la marginalisation conséquente des « autres recommandations ».
Le deuxième paradoxe tient au fait que la Déclaration de
Barcelone à cataloguer l’immigration « illégale » parmi les « risques
transnationaux » au même titre que le terrorisme, la criminalité organisée et le
trafic de drogues. Cette criminalisation du « fait migratoire » confère aux
politiques européennes un cachet non seulement irréaliste sur le plan politique,
mais particulièrement inhumain.
Quant au troisième paradoxe, il découle davantage de la
philosophie générale du processus de Barcelone où « l’acharnement sécuritaire
européen » semble guider tout le projet au point de faire apparaître le
Processus de Barcelone davantage comme un « order –building » que comme un
« trust – building » ou à fortiori , un « partnership-building ».
Cette note n’ambitionne pas de faire un bilan exhaustif du 3ème
volet, encore moins des risques « transnationaux » qui y sont mentionnés ; elle
s’attache plus modestement à mettre en exergue la seule question des migrations
en rapport avec la libre circulation et le contrôle des frontières extérieures.
I. La Libre circulation et cordons sanitaires
L’inversion des tendances
économiques en Europe, accélérée par les « chocs » pétroliers de 1973 et 1979 ,
a conduit les Etats Européens à revoir leur politique migratoire dans un sens à
la fois restrictif(fermeture des frontières),incitatif (politiques
d’aide au retour) et positif (mesures d’intégration des immigrés
installés, notamment en ce qui concerne le regroupement familial).
Si
l’intégration demeure aujourd’hui un objet de controverse, c’est qu’elle révèle
le fossé entre les discours généreux et les réalités observables sur le
terrain .Tandis que les politiques d’aide au retour ont lamentablement échoué
,les immigrés ayant fait le deuil du retour et le pari pour une sédentarisation
durable dans les pays d’accueil, partant que les « flux migratoire, empruntent
d’autres voies pour contourner les « cordons sanitaires » (visa, surveillance,
contrôle électronique).
Est-ce la fin de l’immigration ,comme le pense Catherine
Withol de Wanden (le Monde 9-10 juin 2002)ou au contraire est –ce que l’Europe
demeure en « situation migratoire » comme le soutient Jacques Barou(2001) ?Je
penche pour la deuxième thèse car l’Europe a cru ,peut-être naïvement ,que
le contrôle des frontières externes allait dissuader les candidats à l’entrée
dans l’espace européen ,mais, en réalité, le contrôle a eu seulement pour effet
d’accélérer l’immigration clandestine, tout en rendant plus sophistiqués les
filières des passeurs et plus coûteux le prix exigé pour le passage clandestin.
Ainsi, sur les trois volets (retour, fermeture, intégration)
les politiques migratoires ont montré leurs limites, voire leurs incohérences
.Et cela dans ce contexte des années 80 où le Marché Unique se met en place
avec ses quatre libertés, notamment la libre circulation des personnes.
Si le visa Schengen a permis de donner l’illusion d’un
contrôle aux frontières, il n’a pas empêché ,pour autant ,l’immigration, surtout
clandestine. On navigue dés lors dans le cafouillage où cohabitent, dans
l’incohérence, des discours et des mesures sécuritaires (contrôle, visas,
limitation du recours au droit d’asile etc.) et des pratiques réalistes
d’appareils étatiques nationaux qui recourent périodiquement à des
régularisations d’immigrés dits « illégaux ».On est allé même ,au Conseil de
Séville, tout en proposant aux pays d’origine un partenariat afin de tarir
les flux migratoires à la source, jusqu’à agiter la menace de « lier l’aide au
développement à la maîtrise de l’immigration de départ » voire de sanctionner
les Etats récalcitrants. C’est dans cet esprit que le 13 juin 2002, le Conseil
adoptait un programme d’action concernant la coopération administrative dans les
domaines des frontières extérieures, des visas, de l’asile et de l’immigration,
que la Commission publie sa Communication (564 final , 14 octobre 2002) sur la
politique européenne de retour pour les clandestins , sur base volontaire ou par
la force, et que le conseil du 26 oct. 2004 adoptait le règlement
(CE/n°2007/2004) portant création d’une Agence internationale pour la gestion et
la coopération opérationnelles aux frontières extérieures de Etats membres de
l’U.E.
Ainsi, le dispositif du contrôle des frontières extérieures se
fait de plus en plus sophistiqué. Le 13 déc.2004 le Conseil adopte un règlement
établissant l’obligation faite aux services nationaux de procéder au
« compostage »systématique des documents de voyage à l’entrée de l’espace
Schengen. Tandis que la Commission présente le 28 déc. 2004 le système
d’information sur les visas (SIV ou VIS) pour améliorer le contrôle aux
frontières extérieures. Le but est de permettre aux gardes- frontières
d’accéder à une base de données relatives :
-
aux visas (visas délivrés, annulés et refusés)
-
aux données biométriques du titulaire
Le contrôle des frontières est mené aux point de passages
autorisés sur tout le pourtour de l’UE et au sein même de l’UE (aéroports et
gares ferroviaires).
Mais il n’y a pas seulement le contrôle aux frontières
extérieures. Il y a aussi la surveillance des frontières intérieures. Déjà
dans sa communication du 7 mai 2002, la commission avait proposé l’établissement
d’un « corps européen de garde-frontière » afin d’assurer des missions de
surveillance. Une agence communautaire ad-hoc, prévue par le règlement du 24
oct. 2004, est même sur pied en 2005 . Cette agence est censée intégrer les
centres créés dans le cadre de projets pilote menés par les Etats membres :
c’est-à-dire
- celui de Berlin (pour les frontières terrestres)
- celui de Rome (pour les frontières aériennes)
- celui du Pirée (pour les frontières maritimes)
- et celui de Madrid (pour les frontières de la Méditerranée
Occidentale)
Dans la même foulée, les Etats européens renforcent leur
dispositif législatif dans un sens plus restrictif : la Ley de Extranjeria
espagnole de 2003 durcit les critères de sélection ,le projet de loi allemande
« Refondation de la gestion de l’immigration »,adopté en 2004,va dans le
sens d’une ouverture sélective, tandis que la loi anglaise de novembre 2002 « Nationalité,
Immigraion et Droit d’Asile » veut lutter contre l’immigration clandestine
et limiter le droit d’asile ,etc).
II. Une politique
Européenne de l’immigration
Derrière les mesures de contrôle ou de surveillance préconisées
ou adoptées par les instances communautaires et les politiques restrictives
adoptées par les Etats membres, il y a certes une préoccupation sécuritaire, qui
surtout après le 11 septembre 2001, sous-tend toute l’approche communautaire de
la libre circulation. Mais, il y a, à l’évidence, d’autres préoccupations. On
évoque pêle-mêle la dégradation de l’environnement qui résulterait d’un afflux
massif de population étrangère, le risque excessif de pression sur les systèmes
de protection sociale, le danger d’une « érosion » de l’identité collective par
absorption d’une population étrangère aux caractéristiques socioculturelles et
religieuses différentes, une possible concurrence sur le marché de l’emploi et
une forte pression à la baisse des salaires. Autant d’arguments qui occultent
les apports positifs des flux migratoires sur le plan économique, démographique
et culturel.
Si l’UE se met à « légiférer » et à multiplier les plans
d’actions et les règlements en matière de libre circulation, c’est parce qu’il
s’est avéré difficile de « réaliser la libre circulation » sans contrôles dans
la maison Europe et ne pas devoir, en même temps s’accorder sur les modalités
d’accès à cette maison commune.
C’est donc dans le troisième pilier de Maastricht (1992) : Justice et Affaires
intérieures (J.A.I.) puis dans le titre IV du traité d’Amsterdam (1997) que
trouve naissance la politique européenne d’immigration et d’asile, complément
logique de la libre circulation.
Mais, paradoxalement, si la politique européenne d’immigration
demeure dans les limbes, la coordination des politiques de visa et d’asile
semble donner des résultats plus probants.
En ce qui concerne les visas, les Etats membres se sont accordés
sur un modèle commun de visa pour l’Europe ainsi que sur une liste des
Etats tiers dont les ressortissants doivent avoir un visa. Aujourd’hui, les
pays arabes méditerranéens figurent sur cette liste. Mais, les pays d’Europe
Centrale et la plupart des pays de l’Amérique du Sud ne figurent plus sur cette
liste. Discrimination évidente qui en dit long sur la perception de la
Méditerranée comme « un arc de crise et d’insécurité ».
Si l’imposition du visa est censée assurer la « sécurité
des citoyens » en prévenant les actes du terrorisme et l’immigration
clandestine, alors, force est de reconnaître que l’objectif est loin d’avoir été
atteint, comme l’attestent les attentats terroristes perpétrés en Europe ,
la multiplication du nombre d’immigrés en Espagne par 7 entre 1992 et 2004 et
la multiplication du nombre d’immigrés en Italie par 3O entre 1970 et 2004 et
par 2 entre 2000 et 2004 (passant de 1.341.000 en 2000 à 2.730.000 en 2004 ).
Sans compter que le visa limite la mobilité temporaire et semble, à
l’inverse, encourager à la fois l’immigration clandestine et l’installation
définitive. La suppression des visa pour les pays PECO, avant et après
l’adhésion,
et pour les Américains du Sud ne s’est pas traduite par un afflux massif
d’immigrés : le cas les uruguayens (deuxième groupe d’étrangers en Espagne
(490.000) après les marocains (505.000)) étant le seul contre exemple avéré. A
la lumière de ce qui précède il est légitime de s’interroger suer l’utilité du
visa et se demander si la suppression du visa ne s’impose pas plutôt comme
une politique réaliste pour faciliter le processus circulatoire en Méditerranée,
voire même la disparition naturelle des filières mafieuses de passeurs
afin d’endiguer les flux de l’immigration clandestine.
Conscient de tout cela, la Parlement européen a essayé d’en
tenir compte sans toutefois aller jusqu’à proposer la suppression des visas. En
effet, à une proposition de la Commission sur « les Conditions d’entrée et de
séjour des ressortissants des pays tiers pour des raisons de travail » , le
Parlement a jugé p^lus opportun d’ »instaurer un système flexible de visas »
(janvier 2003).
III. Les deux frontières
Au vu de ces quelques éléments, l’on peut s’interroger sur
la notion de frontière externe et sur celle,annexe, de citoyenneté.
En droit, le franchissement de la frontière externe sans
autorisation (visa) est un délit. C’est ainsi que l’immigration clandestine
est rangée parmi les « menaces » auxquelles l’Europe doit faire face. En
revanche, la citoyenneté, quant à elle, est conçue comme un privilège.
Elle est la qualité de citoyen qui lui-même appartient à une cité, en reconnaît
la juridiction, est habilité à jouir sur son territoire ,du droit de cité et
est astreint aux devoirs correspondants.
Donc la citoyenneté désigne à la fois un statut actif :
la participation par l’exercice des droits politiques ,mais subordonnée à la
nationalité ; et un statut attributif ou passif qui garantit à
tout résident permanent ,national ou étranger des droits et des libertés
opposables à l’Etat. C’est ce qu’on appelle la nouvelle citoyenneté .
Sur ces deux questions ,frontière et citoyenneté
,les paradoxes ne manquent pas. En effet si le franchissement de la
frontière est un délit, la régularisation de la situation de l’immigré dit
« irrégulier » n’est-elle pas son effacement ? De même, si la citoyenneté est
résidence et la nationalité est « appartenance »,un étranger régulièrement
résident dans un pays européen voit ses droits sociaux et culturels garantis et
ses droits politiques fondamentaux restreints. Cela pose alors la question
suivante :La nationalité fonctionne-t-elle comme un check-point, un poste-
frontière à terme? En d’autres termes, est-il légitime que l’appartenance
nationale soit un point de passage obligé pour participer à la démocratie ?
Allons plus loin .Supposons qu’un immigré a pu franchir la
frontière clandestinement, a été régularisé et fini par obtenir la nationalité
et que, dès lors, est à la fois citoyen et national, sera-t-il pour autant
intégré ? C’est ici qu’il convient d’introduire la distinction entre
intégration formelle(nationalité) et intégration réelle, c’est-à-dire la
socialisation et l’insertion dans la vie collective par l’école, le logement, le
travail.
Ainsi la nationalité ne fait pas sauter tous les verrous des
exclusions sociales. Elle ne garantit pas automatiquement la mobilité
sociale, c’est-à-dire la circulation dans l’espace social, car partout se
dressent des murs qui « sont ni manifestes, ni intentionnellement érigés et qui
sont parfois difficilement visibles »,mais qui expliquent les émeutes sociales
(Brixton 1981,Birmingham 1986 etc.)qui soulignent la polarisation et la
ségrégation dans tous ses aspects.
J’ai tenu à
mettre en exergue les deux manières d’envisager la libre circulation :au sens
physique (le franchissement de la frontière externe de l’UE) et au sens
social (le franchissement des murs des exclusions).Assez naturellement, ce sont
toujours les plus dynamiques et les plus audacieux des immigrés nouveaux qui
parviennent à franchir l’une (la frontière) ou des immigrés anciens qui
cherchent sans toujours réussir à vaincre les secondes (les exclusions) dans la
quête légitime pour les uns de pénétrer dans l’espace interdit(le territoire) et
pour les autres de gravir l’échelle de la mobilité (le bien-être).
IV La méditerranée au cœur
du dispositif de contrôle
Il ne faut pas se leurrer : si les textes normatifs européens
concernent l’immigration en général et la libre circulation, c’est bien la
Méditerranée du Sud qui est l’objet de tous les contrôles et de toutes les
préoccupations. En effet, sur une minorité d’origine étrangère, installée en
Europe, de près de 20 millions le contingent méditerranéen (essentiellement du
Maghreb et de la Turquie) représente près de 8 à 9 millions. Il est à prévoir
que le différentiel démographique entre les deux rives et les
différentes structures par âge (où les moins de 20 ans représentent près de
50% de la population arabe de la Méditerranée et 43% de la population turque) et
le faible potentiel de création d’emploi accroissent davantage les
désirs de migration. Mais ,en Méditerranée, cette « mer blanche entre les
terres », comme l’appellent les Arabes, on ne circule pas à sa guise.
En effet, dans son
format actuel et vu la philosophie générale qui lui sert de soubassement, le
partenariat euro-méditerranéen peut difficilement déboucher sur une véritable
zone de libre échange où tout circule. Certes, les marchandises, les capitaux,
les services, peuvent circuler mais les personnes du Sud doivent rester chez
elles. Et c’est bien la critique légitime adressée au partenariat : le souci
du protéger les Etats européens l’a emporté sur le souci humaniste de
protéger les personnes ? Non seulement cela est attesté tous les jours, non
seulement par les « espaldas mojadas » des côtes espagnoles(la police
espagnole a arrêté en 2003 prés 90.000 immigrés qui tentaient de débarquer sur
les côtes espagnoles), mais surtout par la proposition si insensée d’organiser
des camps et des sélections des demandeurs d’asile en dehors de l’UE dans les
pays d’origine ou à proximité des pays d’origine (proposition italienne
d’installer des camps en Libye).
Ainsi, sous couvert de gestion rationnelle,
l’extraterritorialisaton de l’examen des demandes d’asile à la source plutôt
qu’à l’arrivée, déplace le problème en amont et permet comme le dit J-Y.
Carlier, « d’éloigner des opinions publiques les réalités vivantes du
monde. »
Aujourd’hui, le plus gros contingent d’immigrés en provenance de
la Méditerranée du Sud est composé de « clandestins » comme le révèlent les
régularisations organisées périodiquement par l’Espagne, l’Italie, la Belgique
et d’autres pays. La dernière régularisation organisée en Espagne (mai
2005)concernera prés de 700.000 « clandestins ».Emulant l’Espagne, la France
pense, elle-aussi ,à entamer une procédure de régularisation similaire pour ses
200.000 à 400.000 « irréguliers »(estimation de Ministre de l’Intérieur, le
Figaro, 11 mai 2005).
Pour réprimer ce type de migration et le tarir à la source, la
législation européenne a multiplié des mécanismes de sanction ou de contrôle :
sanctions à charge des transporteurs qui acheminent des personnes non munies de
via, transmission de données relatives aux passagers, expulsions individuelles
ou collectives, accords de ré-admission conclu avec le pays d’origine.
Plus préoccupant encore : la convention internationale des
droits de travailleurs migrants et des membres de leurs familles adoptée à l’ONU
en 1990 et entrée en vigueur en 2003 n’a été ratifiée pa aucun pays européen à
l’inverse du Maroc et d’autres pays méditerranéens qui l’ont ratifiée.
V Les murs invisibles
Ces quelques remarques portent sur les nouveaux flux
migratoires et les demandeurs d’asile. Il convient de revenir un instant
sur les formes multiples de discriminations ouvertes ou déguisées dont souffrent
les immigrés, surtout d’origine arabe et musulmane dans les pays européens
d’immigration. Ces discriminations ont toujours existé, mais elles se sont
multipliées depuis les années 90 et particulièrement après le 11 septembre ?
Elles résultent de l’aggravation de deux processus : la différenciation et
la stigmatisation ethniques.
Pour A.Réa, la différenciation ethnique réside dans l’opposition entre le
« nous » et le « eux » d’une spécificité imaginaire mobilisant de part et
d’autre des référents culturels. Elle découle soit d’une souscription
identitaire (auto définition ethnique) soit d’une prescription
identitaire (des individus d’un groupe minorisé se voient assigner une
identité ethnique par ceux du groupe majoritaire). Cette différenciation
identitaire peut relever d’une simple ethnicité symbolique. Mais elle peut
aussi prendre des formes plus affirmées sous forme de « replis
communautaires ». Mais les communautés ainsi produites ne deviennent des
minorités ethniques que lorsque la différenciation se double d’une
infériorisation dès lors que l’attribut ethnique (par ex : marocain ou turc) est
érigé en stigmate. En Europe, depuis l’arrêt de l’immigration en 1974 et les
politique de regroupement familial avec les transformations induites en terme de
féminisation de l’immigration, de rajeunissement, ghettoïsation urbaine et de
visibilisation, la stigmatisation des turcs, des pakistanais et des marocains
est devenue monnaie courante. Plus grave, depuis la fin du système bi-polaire
et la disparition de l’Union Soviétique et surtout du 11 sept. 2001, la
stigmatisation ethnique s’est doublée d’une stigmatisation plus insidieuse
encore car elle se fixe sur un nouvel attribut : l’origine musulmane de ces
migrants anciens et nouveaux Au point que dans tous les pays européens,
mais à des degrés divers, l’interrogation sur l’Islam s’est transformée en
« angoisse collective ».
Cette perception
conflictuelle se traduit dans des sondages d’opinion réalisés dans les pays
européens où 80% des français pour ne prendre que cet exemple, disent avoir peur
de l’Islam. Certains hommes politique, et pas seulement d’extrême droite,
capitalisent sur ces peurs en parlant « d’invasion » ou du « retorno del moro »
à propos de l’immigration et en déclarant l’Islam « inassimilable »
« in-intégrable » et incompatible avec les valeurs démocratiques des sociétés
européennes, voire en le considérant comme une « menace identitaire ».
Est définie ainsi à la fois une frontière interne et
externe supposée infranchissable pour des raisons culturelles, alors que ceux
qui veulent franchir ces frontières le font en fonction d’une volonté
individuelle d’intégration à l’espace européen, notamment de l’image économique
et culturelle qu’il projette à l’extérieur.
Dans un contexte marqué par de telles « peurs irrationnelles »,
parler d’intégration des immigrés et de leurs descendants dans la société
d’accueil de l’Union Européenne relève de la « musique de chambre »,
agréable à écouter mais si éloignée des réalités cruelles de la vie de tous les
jours. Les difficultés d’intégration des immigrés et de leurs
descendants pose, dans toute son acuité, la question des « murs invisibles ».
La conception courante de l’intégration est souvent définie en termes
culturels. Alors qu’en réalité, les immigrés et leurs descendants font tous
les jours l’expérience douloureuse de mécanismes ségrégatifs institutionnels
(accès à l’école, à l’emploi, au logement, aux infrastructures, aux loisirs et à
une justice pénale neutre).
Les discriminations, ouvertes ou déguisée, et les réactions de
rejet dont souffrent les immigrés contraste avec l’image attirante que
projette l’Europe d’elle-même, à l’extérieur sous l’effet des « images
télévisées » captées grâce aux antennes paraboliques, dans les villages les plus
reculé de la zone de proximité de l’Europe. Fascination pour l’Europe qui
résulte aussi des modèles de comportements des anciens « émigrés » et de la
dégradation de leur société d’origine.
Cette fascination problématique produit chez les jeunes
scolarisés souvent inemployés, une sorte de désir ardent de départ , frustré et
exaspéré par l’impossibilité d’aller et venir et de participer à cette sorte de
festin de la modernité, et ,dés lors , perçu comme une injustice qui contribue à
la dépréciation de sa propre société.
Ce décalage entre le « désir de l’ailleurs » et sa « répression
quotidienne » attestée par les interminables files d’attentes des demandeurs
de visa, devant les guichets des consulats et ambassades des pays d’Europe,
produit une relation trouble d’attirance et de rejet, presque une
relation pathologique où l’Europe est à la fois aimant et repoussoir, objet de
désir et de rejet.
VI. Les migrations dans le
partenariat euro-méditerranéen
Dans le troisième volet de la Déclaration de Barcelone, les 27
pays signataires font la différence nette entre les migrations et les
« immigrations illégales » mais, le constat est là, aveuglant. Dans les années
90, l’immigration légale en provenance des partenaires méditerranéen représente
seulement 8 à 10% du total de l’immigration en direction des pays de l’UE. Si
donc, les 27 partenaires reconnaissent dans le Déclaration de Barcelone « le
rôle important que jouent les migrations dans leurs relations ».
C’est, pour ajouter qu’ils conviennent de coopérer pour « réduire les
pressions migratoires au moyen, entre autres, de programmes de formation
professionnelle d’assistance à la création d’emploi ».
Ces idées sont reprises lors de la première réunion des experts
euro-méditerranéens sur « migrations et échanges humains »,
tenue à La Haye du 1er au 2 mars 1999. Mais les experts, plus
réalistes que les Etats qu’ils représentent, soulignent la nécessité
d’une approche « intégrée et équilibrée » dans le traitement du phénomène des
migrations et des échanges, distinguent « migrations et mouvements de
personnes », s’opposent à « l’immigration illégale dans un esprit de
coopération » mais reconnaissent qu’il « est improbable qu’à court ou
à moyen terme, il y aura une diminution des facteurs incitatifs à la migration
en provenance du bassin méditerranéen vers l’Europe »
et qu’il est même probable que les pays méditerranéens eux-même continueront à
faire face aux flux migratoires de l’Afrique Sub-Saharienne et de l’Asie et
s’engagent à « garantir la protection de l’ensemble des droits reconnus
par la législation existante des migrants légalement installés sur leurs
territoires respectifs ».
Mais si la protection des droits des « immigrés installés »
est rappelée sans référence aux mesures à entreprendre pour lutter contre les
multiples formes de discrimination, dès qu’ils ‘agit de « l’immigration
clandestine », des dispositions précises sont prônées, voire inscrites dans les
accords d’association : conditions de retour des personne en situation
irrégulière (art. 69 accord Maroc – UE), ré-insertion des
personnes rapatriées (art. 71), ré-admission. Cette dernière
disposition ne figure pas dans l’Accord Tunisie -UE alors que ce pays fournit
une partie importante du contingent des immigrés clandestins vers l’Italie.
Tandis que les dispositions se font plus précises comme dans l’Accord Egypte
– UE, conclu après le Conseil Européen de Tampere (15-16 oct. 1999) . Dans
l’article 68 de cet accord signé en mars 2001, les deux parties conviennent de
« prévenir et contrôler l’immigration illégale ». L’Accord Jordanie –
UE va plus loin puisque les deux parties non seulement conviennent
« d’autoriser le rapatriement de ses ressortissants illégalement présents sur le
territoire de l’autre », mais s’engagent aussi à « autoriser le rapatriement
des ressortissants des autres pays et des apatrides arrivés sur le
territoire d’une patrie en provenance d’une autre patrie ».En somme, si « un
chinois » a immigré illégalement en Grèce en provenance de Jordanie, celle-ci se
trouve dans l’obligation de le « ré-accueillir ».
Outre le fait que la question de la « ré-admission » figure
dans les Accords d’association UE- Pays partenaires méditerranéens, certains
pays de l’UE ont signé des accords nationaux de ré-admission avec les mêmes
pays, tel l’Accord Espagne-Maroc( de tels accords avaient été suggérés par le
Plan d’Action de Valence en 2002).
Les dispositions de lutte contre l’immigration illégale se font
plus sophistiquées que fil des années .L’année 2004 est à cet égard une année
charnière qui voit se multiplier les initiatives pour mettre en place un
système judiciaire euro-méditerranéen. L’organisation à Marrakech (18-20
fév. 2000) d’un séminaire réunissant 9 pays européens et 7 pays méditerranéens
pour dresser une typologie des systèmes judiciaires (arabo-musulman,
romano-germanique et anglo-saxons)en est la prémisse.
Les 3 et 4 avril 2000, un séminaire sur « la coopération
financière opérationnelle en Méditerranée » pose les jalons d’une coopération
douanière et judiciaire euro-méditerranéenne.
A l’issue de la conférence euro-méditerranéenne de
Marseille de novembre 2000, les ministres évoquent pour la première fois « un
programme régional dans le domaine de Justice et des Affaires Intérieures »
en s’inspirant des recommandations du séminaire du mois d’avril et décident même
d’organiser une opération –pilote de contrôles conjoints en mer en 2001.Tout
concourt ainsi à favoriser la construction d’un dispositif de contrôle
renforcé aux frontières de l’Europe, afin de mettre en place « un nouvel
espace de sécurité européenne ». Cela transparaît à la lecture du Plan
d’Action du Sommet de Valence (2002) des recommendations du Sommet intermédiaire
de Crète (mai 2003) et surtout du Sommet euro-méditerranéen de Naples (décembre
2003),même s’il est affirmé ,dans les textes, qu’il convient d’aborder la
question « des migrations et des mouvements humains » à la fois sous l’angle de
la sécurité et de la gestion conjointe des flux migratoires
Ainsi, en dépit des vœux pieux et des discours lyriques
sur la fraternité euro-méditerranéenne et le « co-développement », la logique
d’une « Europe aux européens » semble l’emporter sur la liberté de circulation.
Dans ces évolutions, « les frontières perdent leur sens territorial dans la
mesure où le contrôle des flux transnationaux suppose d’un côté, une projection
à l’extérieur et de l’autre, une surveillance des populations jugées à risque,
installés dans l’espace européen ». Rarement la question de « l’identité
européenne » n’a été posée dans des termes aussi conflictuels entre « Nous » et
« Les Autres ». Que les « Autres » soient « la banlieue externe » de l’Europe
ou ses banlieues internes. J’en veux pour preuve la vigueur des débats sur
l’admission de la Turquie à l’UE.
En réalité, le problème que pose la Turquie à l’Europe ne relève pas de la
géographie physique mais bien davantage de la géographie mentale où des «
limes » imaginaires tendent à séparer l’Europe de ses « étrangers
intimes ». Le problème que pose l’immigration sous toutes ses formes, à l’Union
Européenne est donc fondamentalement d’ordre culturel : il était donc
légitime de la voir figurer dans le volet « social et culturel » du partenariat
euro-méditerranéen. Mais, malheureusement, elle y figure en mauvaise compagnie :
trafic de drogue et criminalité organisée, qui sont, eux, des « risques
transnationaux ».
VII. L’Europe entre
orthodoxie restrictive et politiques réalistes
Les premiers signes d’une « politique migratoire européenne »
sont enregistés au début des années 80, faisant suite à 3 constats
significatifs.
1.
Echec des politiques de « fermeture des frontières » élaborées après
1974 ; puisque l’immigration s’est poursuivie sous différentes formes légales
(regroupement familial) et illégale (immigration clandestine et « overs
stayers » avec visa touristique ou visa étudiant)
2.
Prise de conscience de l’illusion que chaque Etat membre pouvait gérer
isolément
3.
Augmentation des demandeurs d’asile politique en République Fédérale
Allemande
Ce n’est pas, dès lors fortuit qu’est signé en 1985
l’accord de Saarbruck qui va donner naissance au système Schengen. C’est dans
la foulée de ces accords que la Commission tente « une coordination
contraignante » entre les Etats membres en matière d’entrée, de
séjour, d’accès au marché du travail, de lutte contre l’immigration clandestine
et de coopération avec les pays d’origine
.
Cependant, il a fallu attendre 14 ans avant que le Sommet de Tampere en 1999, ne
lance un programme d’européanisation des politiques migratoires, axé sur
les politiques de contrôle des nouveaux flux et les politiques d’intégration à
l’intérieur. Si les politiques d’intégration donnent lieu à des appréciations
contrastées selon les pays, les politiques de contrôle ont été plutôt un échec.
En effet, aucun pays européen n’a réellement essayé ou réussi à interrompre les
flux migratoires. Et cela, en dépit de l’adoption de mesures coordonnées : visa
obligatoire, externalisation du contrôle des frontières, politique d’asile,
sanctions pour les transporteurs. Certes, les politique restrictives en matière
d’asile ont permis de réduire les demandes de moitié entre 1992 et 2004 (63% des
demandes d’asile en Allemagne en 1980 contre 24.3% en 2001). Mais, à l’inverse,
on a assisté à une augmentation des flux par voies détournées (visa touristiques
et flux clandestins).
Cette augmentation apporte un démenti cinglant à un des
présupposés de l’orthodoxie restrictive
selon lequel l’économie européenne n’a pas besoin de main d’œuvre étrangère non
qualifiée. En effet, on constate, tous les jours, que dans tous les secteurs
économiques on a besoin de ce type de main d’œuvre étrangère. La
ventilation par secteurs de l’immigration en Espagne révèle que pratiquement 90%
sont employés dans le secteur de l’aide à domicile, du bâtiment, de secteurs
proches des services touristiques et des secteurs inférieurs de l’industrie
manufacturière. Cela vaut pour tous les immigré, surtout pour les marocains
(Bernabi Lopez).
Le cas de l’Espagne n’est pas unique. Dans tous les pays
d’Europe du Sud, la demande de main d’œuvre est bien réelle, même
si les pouvoirs politiques s’obstinent à ne pas le reconnaître. D’ailleurs,
partout, « les taux d’activité des travailleurs migrant sont bien plus
importants que les autochtones ».
L’échec des politiques de contrôle de l’immigration clandestine
s’explique par plusieurs facteurs :
1.
La majorité des immigrés irréguliers dispose déjà de contacts et de
filières d’amis ou de parents déjà résidents dans les pays d’accueil.
2.
L’économie souterraine dans le pays d’origine du Sud continue à
contribuer pour au moins 25% du PNB. Or, un contrôle officiel des migrations
irrégulières supposerait le développement de contrôles intérieurs centrés sur
l’accès au marché du travail, chose à laquelle résistent tous les gouvernements.
D’ailleurs, on peut se poser la question de savoir si la
participation des « clandestins » à l’économie souterraine n’est pas plutôt un
effet qu’une cause des politiques restrictives. C’est en tout cas ce que
démontre M. Carfagna dans le cas italien.
Ainsi, l’adoption des immigrés, clandestins ou régularisés
(Sommersi e Sanati) dans l’économie européenne apporte la preuve que la demande
de travail étranger n’a pas disparu : elle s’est simplement redistribuée
suivant l’évolution des marchés de travail européens.
CONCLUSION
Le partenariat euro-méditerranéen a été fondé sur une illusion :
empêcher la liberté de circulation dans un espace contigu. L’observation
des faits de 1995 à 2005 démontre l’inanité d’une telle approche. Même si les
portes officielles de l’immigration avaient été cadenassées, les fenêtres sont
demeurées entrouvertes.
Comme le dit si bien Giuseppe Sciortino :
« La « forteresse Europe » n’a jamais réellement relevé
ses ponts-levis ».
C’est dire l’écart persistant entre un discours politique restrictif – à
finalité électoraliste- et des pratiques politiques pragmatiques de
régularisation. Le vrai problème ne réside donc pas dans la question migratoire
elle-même, mais dans la manière dont il est regardé par les Etats
européens et leurs citoyens. L’interprétation sécuritaire qui es est faite est
le résultat empoisonné de stratégies de partis politique enclins à
instrumentaliser la question migratoire selon des tendances caractérisées
par l’exclusion et le replis sur soi. Cette crispation sécuritaire sur
l’Etranger, surtout le plus proche, comme c’est le cas des maghrébins, non
seulement se heurte à la pérennisation du fait migratoire et à la réalité de la
réussite démographique et économique de l’immigration dans un continent
vieillissant, mais est aussi le symptôme de la perte des repères. L’Etranger,
l’immigré, « l’outsider , figure saisissable –à tous les sens du terme-
fait métaphore pour l’insaisissable, la globalisation du capital de
l’information, du pouvoir ».
Ceci explique les écarts entre discours et politiques, entre
logique sécuritaire et logique économique, qui conduisent les Etats à évoquer
tantôt « des centre de rétention », tantôt des « centres de tri » et tantôt des
« portails d’immigration »…
Ainsi, en Méditerranée comme ailleurs, un processus social
(l’immigration) qui s’est toujours produit, depuis la nuit des temps, est devenu
une « question collective, puis un problème public, un enjeu politique enfin ».
Ce n’est pas étonnant, dès lors que « l’immigration »
agit dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen, comme un « révélateur
politique » de toutes les ambiguïtés (l’immigration vue comme « risque
transnational » au même titre que le trafic de drogues) et de toutes les
incohérences (discours restrictifs et politiques pragmatiques).
Qualités d’ « extra communautaires », l’immigré est d’abord ce
qui n’est pas de la « communauté européenne ». le paradoxe est que les
retraités allemands ou scandinaves qui vivent en Espagne sont moins empressés à
apprendre la langue espagnole que l’immigré marocain, alors que la
connaissance de la langue est un levier de participation à la « vie en
société ».
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Guidelines for a Community Policy of Migrations, Bulletin of the
European Commission, supplément 9/1985
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